Emiliano Zapata à Xochicuautla. |
Le lundi 22 décembre
2014, à 10 heures, la première compartición du Festival
mondial des résistances et des rébellions contre le capitalisme s’est ouverte, et ce dans deux endroits distincts du Mexique :
dans la communauté San Francisco Xochicuautla (État de Mexico) et
dans celle d’Amilcingo (État de Morelos). Les délégués avaient
le choix de se rendre dans l’une ou l’autre, et j’ai, pour
ma part, choisi de rester dans les montagnes boisées de
Xochicuautla. Avant l’ouverture des
prises de parole, les organisateurs du Festival nous informent que
les photos et les vidéos sont strictement interdites lors des interventions,
seuls les enregistrements audio étant autorisés – une question de
sécurité, sans doute, mais aussi une façon d’éviter les
dérangements qu’occasionnent inévitablement les photographes et
les vidéastes en pleine action. En outre, privés d’appareils photos, les délégués sont dès lors tout disposés à écouter et à participer...
La parole indigène
En toute logique, ce sont
les délégués du Congrès national indigène (CNI) qui sont invités
à prendre la parole en premier, pour expliquer leurs combats et
partager leur digne rage. Et c’est à la société civile Las
Abejas (les « abeilles »), en provenance d’Acteal (État
du Chiapas), que revient la première intervention. Pour cette
petite organisation tzotzile pacifique et catholique, proche des
zapatistes sans pour autant les avoir rejoints, la date du 22
décembre est celle d’un triste anniversaire : il y a tout juste dix-sept ans, jour pour jour, des paramilitaires
hostiles à l’autonomie indigène et proches du pouvoir faisaient
irruption dans l’église d’Acteal et tuaient quarante-cinq
indigènes de la société civile Las Abejas, sanctionnant ainsi les
liens solidaires qu’elle entretenait avec l’Armée zapatiste de
libération nationale (EZLN). L’armée fédérale, qui stationnait
à quelque deux cents mètres de là, n’intervint pas, laissant les
paramilitaires commettre en toute liberté leur sinistre forfait. Et
pour cause : cette expédition punitive s’inscrivait alors
dans la stratégie de contre-insurrection que l’État mexicain
mettait en œuvre pour écraser la rébellion zapatiste et ses
soutiens. En rappelant ce massacre – qui fait inévitablement écho
au crime d’Ayotzinapa –, les deux délégués de Las Abejas
présents au Festival pointent aussi, à nouveau, la
responsabilité impunie des autorités, « cette mafia
politique qui nous détruit » quotidiennement. Et ce douloureux rappel donne d’emblée le ton du Festival, rappelant qu’ici comme ailleurs la lutte
contre les dominants ne se fait jamais sans souffrance.
La compartición
du CNI dure près de trois heures, de nombreux délégués prenant
la parole, parfois pendant fort longtemps – tels les Yaquis du
Sonora –, la durée des interventions n’étant ce jour-là pas
limitée. Il serait un peu fastidieux ici de les évoquer une à une,
et je me contenterai donc de faire une synthèse globale, mais
forcément incomplète, de ce qui revint régulièrement et semblait
être partagé par tous. Synthèse à laquelle j’ajouterai des
remarques, qui n’engagent que moi, fruits des réflexions que ces
interventions ont pu susciter.
La question de la terre est, bien sûr, au cœur de toutes les interventions, la
cosmogonie indigène y puisant ses racines les plus anciennes. Autour
d’elle s’articulent et se rejoignent deux combats primordiaux :
celui pour la possession de la terre (principal moyen de subsistance
de la plupart des communautés) et celui pour sa protection, pour sa
défense, afin de « préserver l’équilibre de la
planète ». Le constat a d’ailleurs été unanime :
pour les communautés indigènes – et, au-delà, pour tout un
chacun vivant sur cette planète –, la question de la terre est une
question à la fois sociale, écologique et culturelle (même, ici,
spirituelle). Et face à un capitalisme ravageur, qui détruit les
forêts, éventre les montagnes, détourne et assèche les fleuves,
ce combat pour la terre se doit d’être au cœur du mouvement
anticapitaliste, qui ne peut s’en désintéresser sans condamner
d’emblée le projet de société révolutionnaire qu’il porte en
lui-même.
Toutefois, le combat
pour la terre ne peut se suffire à lui seul, et il est
enthousiasmant de voir que, dans la plupart des cas, il finit par ne
devenir qu’un aspect, certes primordial, d’une lutte plus
globale pour l’autonomie, entendue comme projet de société
émancipateur, respectueux et garant de la liberté des peuples.
L’émergence de cette exigence d’autonomie provient souvent des
luttes elles-mêmes, de la façon dont elles s’auto-organisent, à
la base, s’exprimant dès lors en dehors des voies
institutionnelles, souvent souillées par le pouvoir et la corruption
et entretenant la dépendance des communautés à l’égard des
autorités municipales, étatiques et fédérales.
Mais la question indigène, au Mexique, n’est pas seulement « rurale », elle est aussi urbaine. Les villes, y compris le District fédéral (DF), comptent en leur sein de nombreuses communautés indigènes, notamment du fait des migrations, qu’il serait criminel d’oublier sous prétexte qu’elles n’évoluent pas dans les campagnes. En cela, l’intervention d’une organisation en résistance des communautés indigènes du DF fut particulièrement intéressante. Elle a dénoncé le tourisme prédateur qui s’empare, depuis quelques années maintenant, de la capitale du Mexique, et en particulier de son centre historique. Pendant que les grandes enseignes internationales s’y installent (McDonald’s, Burger King, Starbucks, Zara, etc.), nombre d’indigènes pauvres sont sans cesse repoussés toujours plus loin à la périphérie de la ville et, oubliés de tous, s’enfoncent dans la misère la plus dure. La vente ambulante, principal et terrible moyen de subsistance, est de plus en plus réprimée par les polices qui, fortes d’un arsenal létal, envahissent littéralement les rues du centre historique. La ville favorisant l’anonymat et l’individualisme, on peut comprendre les difficultés qu'affrontent ceux qui, refusant de céder au désespoir et à la résignation, s’efforcent d’organiser la résistance autour de ces questions-là. Et, en cela, l’œuvre de cette organisation est admirable et exemplaire et devrait pouvoir nourrir les luttes que nous menons, en France, contre les dynamiques similaires qui sévissent dans nos villes.
La répression et la violence reviennent également régulièrement dans les interventions. On ne compte plus, aujourd’hui au
Mexique, les morts, les disparus, les torturés dans les rangs des
militants. Les autorités ont d’ailleurs moins recours aux voies
légales qu’à la peur, qu’elles s’efforcent d’introduire au
sein des communautés et des esprits rebelles. La disparition des
étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa en est
l’exemple criant le plus récent, mais il n’en est qu’un parmi
tant d’autres et la colère qu’il suscite n’est jamais que
l’expression de la goutte d’eau qui fait déborder le vase, comme
on dit sous les latitudes hexagonales. De fait, face à cette peur
qui s’insinue un peu partout dans le pays, la nécessité de ne pas
rester seul, de briser l’isolement et la marginalisation, se fait
urgente. Et c’est là la raison d’être du CNI et de la Sexta
nationale et internationale, qui sont autant d’espaces d’autonomie
au service du dialogue et de la convergence des luttes.
La parole des
rébellions internationales
La compartición
du CNI terminée, les délégués de la Sexta internationale sont
invités à prendre la parole, en leur nom ou en celui de leur
organisation, collectif, groupe. Malheureusement, cette
participation, pourtant à mon avis très importante, est assez
limitée, seulement six délégués prenant la parole : la ZAD
de Notre-Dame-des-Landes (France), des collectifs canadiens de lutte
contre les projets miniers et pour la régularisation des
sans-papiers, la Fédération anarchiste de France, le réseau
d’information et de correspondance francophone la Voie du jaguar,
un collectif de Buenos Aires et un camarade italien.
La Sexta française est donc plutôt bien représentée (trois interventions sur six).
La délégation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes fait une belle
prise de parole, présentant la lutte contre l’aéroport, laquelle
fait écho, ici au Mexique, à des combats similaires, notamment à
celui, victorieux, d’Atenco. Pour la Fédération anarchiste, dont
je suis le délégué, je me contente, pour ce premier
contact direct, de présenter rapidement l’organisation et nos
luttes du moment, tout en exprimant l’importance des rébellions
autonomes indigènes du Mexique dans l’élaboration de notre pensée
politique et de nos pratiques (je mettrai prochainement en ligne le
texte, rédigé le matin même après avoir compris que les
délégations étrangères allaient être invitées à participer, lu
pour l’occasion). Le camarade de la Voie du jaguar, quant à lui,
relate l’expérience de la Petite École buissonnière, une
caravane partie cet été sur les routes du sud de la France pour
parler des luttes indigènes du Mexique, notamment des zapatistes. Il évoque également la cantine populaire des Pyrénées, squat du
XXe arrondissement parisien expulsé, en août de cette
année, par la mairie, après un an et demi d’activité alternative
par et pour les précaires de la capitale.
Une participation au
Festival d’au moins vingt-cinq pays différents avait été
annoncée par le sous-commandant insurgé Moisés dans le communiqué
de l’EZLN en date du 19 décembre 2014. On est donc en droit,
aujourd’hui, de regretter le faible taux de participation orale de
la Sexta internationale lors de ce premier échange (à moins que la majorité ne se soit faite à Amilcingo), car ce Festival se
voulait être, dès l’origine, un espace de partage des expériences
de lutte entre les différentes rébellions qui secouent actuellement
le capitalisme planétaire. Gageons que nous serons davantage, à
Campeche, dans la communauté de Monclova, à prendre la parole.
Autrement, la portée politique de ce premier Festival mondial des
résistances et des rébellions contre le capitalisme pourrait être
quelque peu réduite. Il est rare de pouvoir bénéficier de tels
espaces de dialogue, alors investissons celui-ci ! En nous
invitant, le CNI et l’EZLN n’attendaient rien d’autre de notre
part qu’une participation aux échanges. Alors, au micro,
camarades !
La parole d’un autre
Mexique
Les comparticiónes
du CNI et de la Sexta internationale s’étant étalées sur toute
la journée, celle de la Sexta nationale est reportée au lendemain,
mardi 23 décembre 2014. Contrairement à la Sexta internationale,
les interventions sont cette fois-ci très nombreuses. Souvent
pertinentes, elles nous donnent à voir les luttes d’un Mexique
urbain et prolétaire. Complémentaires de celles du CNI,
essentiellement porteur des combats indigènes d’un Mexique rural,
ces prises de parole nous permettent, à nous délégués étrangers,
de saisir une bonne partie de la réalité de ce pays si hétérogène.
L’ouverture de cette
troisième compartición se fait sur un ton lourd et grave,
les parents des étudiants disparus d’Ayotzinapa s’exprimant en
premier. Pour eux, comme je le relatais dans la première
correspondance, les disparus sont toujours bien vivants. Et si le
gouvernement s’entête à les déclarer morts, sans pour autant en
avoir la moindre preuve tangible (excepté pour l’un d’eux),
c’est pour mieux passer à autre chose, faire oublier au pays ce
drame qui le déstabilise comme rarement. N’entreprenant rien de
sérieux pour les retrouver, il préfère dépenser son énergie à
essayer de calmer les colères légitimes. Il serait même allé
jusqu’à proposer de l’argent à certaines familles de disparus
pour qu’elles ne soient plus debout dans la lutte... Le spectre des
élections législatives de 2015 angoisse sans doute ce gouvernement,
qui pourrait y perdre gros si la colère ne désemplit pas. Les parents, dont les interventions ont
arraché des larmes à bien des délégués, ont tenu à rappeler que
ces élèves, tous fils de paysans pauvres, avaient intégré cette
école pour pouvoir ensuite se mettre au service de leur peuple, de
leur communauté. Ainsi cet enfant d’une quinzaine d’années qui
nous a expliqué que son frère aîné, aujourd’hui porté disparu,
avait rejoint l’école normale rurale d’Ayotzinapa pour y
apprendre à enseigner l’espagnol afin de pouvoir ensuite donner
des cours aux membres de sa communauté que la non-maîtrise du
castillan handicape parfois lourdement.
D’autres interventions sont particulièrement graves, comme celle du Front populaire
Ricardo Flores Magón, du
Chiapas, qui a dû aller jusqu’à l’immolation publique pour
obtenir la libération, le 4 décembre dernier, d’un de ses
membres, incarcéré après avoir été victime de fausses
accusations fabriquées de toutes pièces par les autorités.
En
dehors de la seule répression, effroyable dans ce pays, les délégués
de la Sexta nationale ont aussi évoqué certains des problèmes les
plus graves rencontrés en milieu urbain. Ainsi de la spéculation
immobilière, qui sévit notamment au DF et qui engendre une flambée
tous azimuts des prix des logements, repoussant les pauvres toujours
plus loin dans des habitations indécentes, quand ce n’est pas sur les trottoirs, à la merci des matraques des flics. Ainsi, aussi, des
transports en commun, dont le développement ne répond jamais qu’à
l’intérêt capitaliste, en l’occurrence celui de conduire le
plus vite possible les travailleurs à leur lieu de travail,
délaissant les autres itinéraires (liés aux loisirs, à la
culture, etc.). La plupart de ces interventions insistent également sur
l’urgence de s’organiser, en tant que travailleurs pauvres, pour
se battre contre la privatisation galopante de l’espace public. Se réapproprier les quartiers, impulser des assemblées
populaires, voilà quelques pistes qui sont données pour construire par nous-mêmes une ville nouvelle, et sortir des logiques capitalistes et de contrôle social.
Les interventions de la Sexta nationale ont donc été particulièrement riches, et très parlantes, surtout pour ceux qui, comme moi, évoluent dans des milieux essentiellement urbains. Il est d'ailleurs assez frappant de voir comment, toute proportion gardée, les mêmes logiques d’exclusion sont à l’œuvre d’un pays à l’autre. Les similitudes qui existent entre ces oppressions devraient maintenant nous faire réfléchir sur les façons dont nous pourrions faire converger les résistances que nous leur opposons.
Rendez-vous
à Campeche
Le
mardi 23 décembre 2014, une fois le soleil tombé sur les montagnes de Xochicuautla, la première compartición
du Festival mondial des résistances et des rébellions prend fin, après trois journées d'échanges. Rendez-vous est donné au DF, pour les 24, 25 et 26 décembre, dans les
terres du Front populaire Francisco Villa indépendant (FPFVI) pour
assister au « festival culturel ». Quant à la seconde
compartición,
elle aura lieu à quelque vingt heures de route d’ici, dans l’État
de Campeche, au sein de la communauté de Monclova. Les
billets sont pris auprès des transports du Festival. La caravane
continue...
Guillaume
San Francisco
Xochicuautla, le 23 décembre 2014
Klasse Kriminale - Faccia a Faccia