samedi 20 décembre 2014

Les fantômes d’Ayotzinapa

CORRESPONDANCE 1

Ville de Mexico, zócalo, le 20 décembre 2014.
Sur le zócalo, cœur du centre historique de la Ville de Mexico, la mairie a fait installer une vaste patinoire et un énorme cube arborant sur chacune de ses faces un immense sapin noir. C’est moche, assurément. Et la patinoire dénote sérieusement avec le climat du moment : 25 degrés et un soleil qui, parfois, tape dur. Tout cela, bien sûr, est là pour célébrer la Noël. Les fêtes, coûte que coûte. « La Terre peut s’arrêter de tourner, ils ne rateront pas leur réveillon », disait, jadis, Renaud, dans une de ses chansons particulièrement incisives. Pourtant, ici, cette démesure spectaculaire ne parvient pas tout à fait à faire oublier la conflictualité sociale qui embrase le Mexique depuis quelques mois. Un peu partout autour de la grande place, des tags rappellent aux badauds venus d’ailleurs la guerre sociale qui fait rage : « Presos, libertad ! » (« Prisonniers, liberté ! ») peut-on lire un peu partout, accompagnés de A cerclés bombés à la va-vite et d’inscriptions relatives à la mort des quarante-trois étudiants d’Ayotzinapa : « Nos faltan 43 » (« Il nous en manque 43 »), « Queremos los 43 » (« Nous voulons les 43 »), etc. Ces tags ne sont pas innocents, et ils ne sont pas non plus l’expression d’un art de rue que la Culture voudrait vider de toute subversion. Ils ne sont pas non plus bombés sur des murs à eux dédiés ou des panneaux d’affichage libre. Non, ils ont été réalisés tout autour du zócalo, cette place éminemment symbolique, siège du pouvoir politique et religieux du pays : à l’est, on y trouve le palais national, siège de la présidence de la Fédération du Mexique ; au nord trône la cathédrale métropolitaine, vaste édifice érigé à la gloire de l’Église catholique, et, au sud, le palais de l’hôtel de ville. Les tags, au-delà de leurs revendications, prennent alors des allures de menaces, de mises en garde faites par ceux qui refusent de vivre comme des esclaves à l’encontre de cette classe politique véreuse et parasite. 

Cest laid à souhait, et cest la Ville qui célèbre la Noël, comme si de rien nétait.

De fait, c’est dans un climat social bien particulier que les Mexicains célébreront la Noël cette année. La disparition des quarante-trois étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa a profondément marqué la société mexicaine. Venus manifester à Iguala, le 26 septembre 2014, contre la réforme de l’éducation imposée par le gouvernement, ces étudiants ont été attaqués par la police municipale (six morts au total dans la journée), puis kidnappés et livrés aux narcotrafiquants des Guerreros Unidos. Toujours sans nouvelles depuis, le gouvernement et les quelques narcos arrêtés prétendent que les étudiants ont été tués et brûlés sur un bûcher plusieurs heures durant. Toujours est-il que les nombreux corps découverts dans les différents charniers mis au jour récemment ne sont pas, daprès les analyses ADN, ceux des disparus (excepté pour lun deux) ; alors, pour les parents, lespoir est toujours de mise. Quoi quil en soit, avec cette répression violente de la manifestation des étudiants dAyotzinapa, les liens ténus et structurels entre l’État et le narcotrafic – déjà largement connus – ont à nouveau éclaté au grand jour, malgré toutes les tentatives des autorités pour, dans un premier temps, les étouffer (elles iront jusqu’à dire que les victimes étaient elles aussi des narcotrafiquants). Mais, cette fois-ci, l’État mexicain est acculé, particulièrement fragilisé et déstabilisé : des explosions de colère ont embrasé le pays tout entier, sous la forme de manifestations monstres et d’actions légitimement violentes contre les édifices du pouvoir. Le siège du gouvernement du Guerrero – État dans lequel se trouvent les municipalités d’Ayotzinapa et d’Iguala – a été en grande partie brûlé par les manifestants, nombre d’écoles de la région ont été occupées par les étudiants et les parents d’élèves, à Mexico le quartier des affaires a récemment été saccagé (notamment un local du PRI, le parti de l'actuel président, Enrique Peña Nieto). Les autorités ont beau s’amuser à sanctionner des flics et des élus (notamment le maire d’Iguala et son épouse, à l’origine du kidnapping des étudiants), la colère ne désemplit pas, et les rues non plus. 

Ville de Mexico, zócalo, le 20 décembre 2014.
De la réponse populaire et sociale à ce crime d’État pourrait donc naître de lespoir. Et, pour bien des Mexicains, militants du mouvement social ou non, il ne s’agit pas, cette fois, de faire comme si de rien n’était et de laisser ce crime politique se transformer en simple fait divers sanglant, de ceux dont raffolent tant les médias du pays. « Si on touche à l’un de nous, on touche à nous tous », disaient autrefois les syndicalistes révolutionnaires des Industrial Workers of the World (IWW) aux États-Unis. Aujourd’hui, le Mexique d’en bas montre à ses dirigeants, à ses dominants, qu’en sen prenant aussi cruellement à ces quarante-trois jeunes ils ont endeuillé des millions de Mexicains, tous ceux qui, quotidiennement, sont exploités par un système économique toujours plus délirant et écrasés sous le poids de la violence d’État. Mais ce deuil ne se pare pas seulement de noir et n’habite pas uniquement les cimetières (dautant que la mort de tous les étudiants nest toujours pas prouvée) : il arbore drapeaux et banderoles, cagoules et foulards et envahit les rues du pays. C’est un deuil enragé, dignement enragé, un deuil rempli de vie, de volonté et, semble-t-il, d’espoir. Dans un sens, le Festival mondial des résistances et des rébellions contre le capitalisme, organisé par l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et le Congrès national indigène (CNI), arrive à point nommé. Et, comme le Mexique dans son ensemble, il sera hanté par les fantômes des étudiants d’Ayotzinapa victimes de la barbarie étatique. Il accueillera la rage de tout un pays, voire de toute une planète, des milliers de militants venant d’un peu partout, épris de justice sociale et de liberté, étant attendus dans ce cadre, du 21 décembre 2014 au 3 janvier 2015. Il est encore trop tôt pour dire quoi que ce soit, mais cette vaste rencontre, qui voyagera à travers le Mexique insurgé pendant une dizaine de jours, pourrait peut-être donner corps, pendant un temps du moins, à une rage révolutionnaire. Et jeter les bases d’un réseau de luttes anticapitalistes et anti-autoritaires à dimension internationale. Demain, dimanche 21 décembre 2014, nous inaugurerons ce festival au sein de la communauté San Francisco Xochicuautla, laquelle saffronte actuellement à l’État pour protester contre la construction d'une autoroute. Et qui, pour avoir ainsi refusé de vivre à genoux, a été violemment attaquée par les forces gouvernementales le 3 novembre dernier. 

Guillaume 
Ville de Mexico, le 20 décembre 2014

Jeunesse apatride - Loto

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